A-Wa : « On perpétue la tradition orale yéménite » 

 A-Wa : « On perpétue la tradition orale yéménite » 

On a rencontré les trois soeurs israéliennes de A-Wa dans un grand appartement haussmanien du 10ème arrondissement de la capitale, à l’heure du petit-déjeuner. Entre quelques chouquettes, Tair, Liron et Tagel m’ont  parlé de la relation qu’elles entretiennent avec le Yémen, terre de leurs ancêtres qui leur est aujourd’hui inaccessible mais auquel elles restent pourtant inextricablement liées à travers leurs souvenirs, et comment ce lien a influé sur leur enfance et leur style musical. awa-album-visuelEn 1949, vos grands-parents ont quitté le Yemen pour Israël. A ce moment-là, ils parlaient uniquement le dialecte yéménite. Comment avez-vous appris toutes les trois ce langage ? Ça fait partie de vos souvenirs d’enfance ?

Tair : On a surtout appris la langue à travers nos chansons, on comprend tout ce qu’on chante. On avait l’habitude d’entendre notre grand-mère parler à ses copines, ses voisins… On n’est pas bilingues mais on comprend beaucoup de mots, et on continue à s’exercer et à apprendre.

Ah oui ? Comment ?

Liron : On lit beaucoup.

Tair : On parle aux gens plus âgés de la tribu. Quand on était petites et qu’on allait rendre visite à nos grands-parents, on avait l’habitude d’assister aux cérémonies et on voyait des femmes qui jouaient de la batterie sur un tambour en étain, qui chantaient ensemble et dansaient le pas yéménite en cercle. C’est une très belle tradition magique dont on est tombées amoureuses. Du coup on avait déjà l’oreille très musicale et on savait que c’était une énorme inspiration qu’on voulait combiner avec notre propre musique et d’autres influences, comme le hip hop, le reggae et les autres styles pop.

Pourquoi avez-vous choisi de contacter Tomer Yosef de Balkan Beat Box ?

Tair : On a commencé à uploader des vidéos sur YouTube de morceaux folk yéménites avec des beats hip hop, et on était à la recherche d’un producteur pour travailler sur un disque. On voulait travailler avec quelqu’un qu’on apprécierait, avec qui on pourrait faire de la route. Donc on a résumé par écrit tout ce qu’on attendait de notre producteur, on a fait une liste, et on a dit : on veut qu’il soit international, qu’il comprenne notre intérêt pour l’héritage yéménite, qu’il soit jeune et cool et groovy. Et on l’a trouvé en Tomer Yosef. Son nom nous est venu à l’esprit et on l’a contacté sur Facebook et on lui a envoyé quelques liens YouTube. On s’est dit qu’il fallait qu’on prenne notre courage à deux mains pendant cinq minutes pour écrire ce message ! (rires)

Liron : On était super contentes de réaliser qu’il était exactement comme on l’avait imaginé. C’est quelqu’un de très gentil, c’est comme un grand frère, on peut apprendre tellement de choses de lui.

J’ai lu que Habib Galbi était en fait un célèbre chant yéménite. Quels souvenirs est-ce que ce morceau vous rappelle ? Pourquoi l’avez-vous choisi ?

Tair : C’est un des morceaux qu’on entendait enfants aux mariages. C’est un chant de célébration, qui raconte une histoire d’amour triste. Ça dit : « Mon amour et mes yeux te tournent contre moi ». La chanson parle d’un amant qui est parti et on sait pas pourquoi. Comme toutes les musiques folks, elle célèbre l’amour à travers la douleur.

Liron : Même les chansons très tristes ont un « up tempo ». La tristesse est surmontée par la transe.

Tair : On connaissait cette chanson dans une version populaire. C’est un folklore que les femmes ont créé au Yémen et elles se le sont transmis les unes aux autres par la tradition orale. Il y a 5 ans, quand on a commencé le groupe, on collectionnait les vieux disques et on a trouvé ce morceau dans sa version la moins connue.

Tagel : Une version rare du début des années 50, ça sonnait un peu égyptien, très bizarre et génial à la fois. On s’est dit : « eh ! on connaît cette chanson ! » mais on n’avait jamais entendu cette version-là.

Tair : On a enregistré une démo et on l’a envoyé à Tomer. Il a été soufflé, il nous a dit : « Oh mon Dieu qu’est-ce que c’est ? C’est génial ! ». Il vient aussi d’une famille yéménite donc il comprend vraiment l’ambiance de cette musique et de cette culture. Je crois qu’après ce morceau, on s’est dit ok, essayons de creuser un peu plus pour trouver des chansons plus anciennes. Rassemblons ça et peut-être qu’on devrait se concentrer sur les chansons folk pour ce premier album. Car ce sont des expressions féminines par leurs émotions, leurs rêves. On s’est dit que c’était d’une certaine manière une tradition qu’on perpétuait. Au Yémen, les femmes avaient une vie séparée des hommes, elles travaillaient ensemble et les femmes juives s’asseyaient avec les femmes arabes. Aucune d’elle ne savait lire et écrire, c’était juste quelque chose que les hommes savaient faire. Donc elles partageaient des histoires et une femme pleurait en chantant et racontant son histoire. Ces chansons, elles se sont transmises à travers les générations : chaque femme s’appropriait la chanson et la changeait un peu.

Liron : Du coup, on s’est dit qu’on pouvait reprendre cette très vieille chanson et y ajouter nos harmonies vocales et une intro. Tu sais, le « habibi… » au début, ce n’est pas dans la chanson originale. On voulait commencer le morceau avec quelque chose d’expressif, de pop et accessible à notre génération et aux oreilles de l’ouest.

Donc vous participez à cette tradition orale, finalement… Votre version de Habib Galbi a très vite connu un grand succès. Vous vous attendiez à ça ?

Tair : C’est génial ! On espère seulement que la chanson va permettre une ouverture vers cette culture. On l’adore, comme l’album tout entier d’ailleurs, et on se sent très fières de notre héritage et de ce qu’on a fait de cette chanson. On voulait que les gens l’acceptent, l’adoptent et s’amusent avec, dansent dessus, que la chanson soit jouée dans des clubs. Mais tu ne peux jamais prévoir ce genre d’amour. Quand ça arrive c’est encore plus irrésistible. On est très heureuses de voir combien la chanson touche les gens : on reçoit de magnifiques vidéos de gens qui dansent sur cette chanson à des mariages, dans leur voiture ou avec leurs amis, et même des bébés !

Liron : On avait des espoirs et des rêves pour ce morceau mais tu ne peux jamais savoir l’amour qu’elle suscitera. C’est excitant à chaque fois de voir combien les gens apprécient la chanson, même s’ils ne comprennent pas toutes les paroles ou l’histoire. Ces chansons n’avaient jamais été jouées sur scène donc on s’est senties vraiment honorées de les reprendre. Avant, les femmes les chantaient ensemble mais ça restait à l’intérieur de la communauté et c’est tout. Personne d’autre ne pouvait les entendre, alors qu’elles sont tellement belles !

« On veut que les gens soient plus ouverts d’esprit, et acceptent les autres »

Sur scène, vous portez des vêtements très colorés. Est-ce qu’ils sont inspirés par les costumes traditionnels des célébrations yéménites ?

Tair : Parfois, on met des habits traditionnels yéménites ou des djellabas marocaines, mais on les mixe toujours avec des sneakers cool, des caquettes de hip hop et des chaussettes hautes. C’est toujours un mélange de quelque chose de traditionnel et de moderne.

Liron : Au lieu d’utiliser la tradition telle quelle, on aime jouer avec.

Tair : Et je pense que c’est sympa pour le public d’avoir une expérience complète avec un aspect visuel. C’est un plaisir de pouvoir donner au public e quelque chose dont on est vraiment fières, musicalement et visuellement.

Une partie de votre publique ne comprend pas ce que vous chantez. Est-ce que c’est frustrant ?

Tair : On n’avait jamais pensé que ça puisse être frustrant parce qu’on a entendu de très belles critiques des gens. Ils ont dit que même s’ils ne comprennent pas les paroles, ils captent l’ambiance, l’histoire car ils ressentent les émotions.

Liron : C’est pour ça qu’on danse parfois avec les mains, pour exprimer les pleurs ou l’absence. Je pense que les gens qui ne comprennent pas les paroles sont fascinés parce qu’ils nous regardent et voient qu’on est en transe.

C’est comment de faire de la musique entre sœurs ?

Tair : On a grandi dans une maison très petite dans le sud d’Israël, dans le désert, et on a appris à devenir des meilleures amies toutes les trois, comme avec les autres enfants d’ailleurs. On vivait dans un très petit village avec seulement une trentaine familles et il n’y avait rien d’autre. Quand tu sortais, tu voyais des montagnes, des rochers et des chameaux, des poulets et des chèvres, beaucoup d’animaux… et c’est tout. Ça nous a aidé à développer notre imagination.

Liron : On a des cassettes de famille qu’on enregistrait dans le living room quand on était très petites. Sur l’une d’elle, on voit Tair qui a piqué une écharpe dans le placard de notre mère et qui fait la danse du ventre. Je la rejoins, et Tagel, qui est toute petite, prend des tambourins et fait des percus, et on chante ensemble toutes les trois… (rires)

Tair : C’était comme un jeu. Alors qu’aujourd’hui, ce n’est pas qu’on est stressées avant de monter sur scène, mais on ressent une excitation positive. On se dit allez, jouons le jeu, et le public nous rejoint dans ce jeu. C’est une grande célébration. C’est comme si on donnait une fête à chaque fois. Et on invite tellement de gens, des milliers parfois ! (rires)

Votre musique mêle des sons hip hop, reggae, électroniques et traditionnels. Qu’est-ce que vous écoutiez petites ?

Liron : Beaucoup de Mickael Jackson, les Beatles, Pink Floyd, du rock progressif des années 60 et 70…

Tair : De la musique yéménite évidemment ! Je me souviens que j’avais retrouvé de vieilles cassettes chez ma grand-mère avec des enregistrements de femmes qui étaient venues du Yémen en Israël et le premier label en Israël les avait signées. J’avais l’impression d’avoir découvert un trésor ! On a écouté tellement de genres de musique différents. Bob Marley, de la musique africaine… Nos deux parents adoraient la musique et achetaient de vieux disques et jouaient de la musique tout le temps.

Tagel : Ils jouaient de la guitare et du bouzouki, un instrument grec.

Tair : On avait des synthés, et depuis un très jeune âge on prenait des cours de danse, de musique, des leçons de chant, de théâtre…

Et les instruments traditionnels, comment avez-vous appris à en jouer ?

Liron : On a vu des familles yéménites jouer du tambourin en étain et c’est très lourd. (Elle prend un objet un métal et s’amusent à produire du son dessus avec ses ongles). Quand c’est vide ça sonne très léger, comme un son métallique. Ça fait beaucoup de bruit je dois dire mais j’adore ça parce que c’est tribal et spirituel.

Tair : J’ai étudié la musique à l’université et une de mes profs, qui venait du Yémen, m’a appris à faire des percussions et le pas yéménite.

Liron : Dans tous les mariages auxquels on a assisté au sein de notre famille, il y avait beaucoup de danses en cercle. On dansait avec nos oncles et tantes et c’est comme ça qu’on a appris, en regardant les adultes. Parfois, on voit des yéménites dans le public de nos concerts et on les reconnait à leur danse !

Vous avez déjà joué au Yémen ?

Liron : Non, on aimerait beaucoup.

Tagel : Ça reste un fantasme pour l’instant.

Tair : Le Yémen est en guerre depuis que nos grands-parents ont quitté le pays, lors d’une opération de sauvetage. Ils ont été évacués. Ce n’est pas un bon endroit où se trouver en ce moment. Même les gens qui y sont maintenant ne vivent pas dans de bonnes conditions. On a fait un concert au Chorus Festival à La Défense au mois d’avril, et une famille yéménite est venue. La mère, le père et leurs deux enfants étaient habillés en costumes traditionnels et ils nous ont dit qu’ils avaient vécu au Yémen il n’y a pas si longtemps encore et qu’ils avaient fui. Ils vivent maintenant à Paris depuis 2 ou 3 ans.

Tagel : Ça nous a fait très chaud au cœur de les rencontrer.

Liron : Ils nous ont parlé avec les larmes aux yeux car on leur rappelait leur pays. Une des deux filles est montée sur scène au milieu et a dansé avec son costume et c’était génial ! Elle a pleuré, elle était très émue. Je crois qu’elle avait 9 ou 10 ans. Elle était tellement mignonne !

Tagel : On avait l’impression d’être de la même famille, on se comprenait, alors qu’on ne s’était jamais rencontrés auparavant et qu’ils sont musulmans et nous juives. La musique est une chose tellement pure.

Tair : On ne pense pas à ces différences, on veut juste rassembler les gens avec notre musique. C’est je pense l’un de nos messages : on veut que les gens soient plus ouverts d’esprit, et acceptent les autres.

awa dancing feet Hassan Hajjaj

LA PLAYLIST DE A-WA:

Fetty Wap feat. Monty – My Way
Frank Ocean – Thinking About You
Tame Impala – Eventually
Saad Lamjarred – LM3ALLEM
Glass Animals – Gooey

Propos recueillis par Aurélie Tournois // Photographie: Hassan Hajjaj