Navarre : Funérailles sous un soleil de plomb

 Navarre : Funérailles sous un soleil de plomb

Navarre Jérome Déportivo Paris Interview

Quatre ans après Domino, dernier album en date de Deportivo, son leader et chanteur Jérôme Coudanne est de retour en solo avec un nouveau projet, intitulé Navarre. Encore un aveu de son affection pour l’Espagne, qu’il a d’ailleurs rejoint le temps de composer son nouveau disque Eurostrash Summer, surprenante pépite où les grosses guitares sont troquées contre des nappes de synthé (sortie prévue le 7 avril). On a donné rendez-vous à Jérôme dans un café parisien, par une grise matinée de février. Autour d’un earl grey fumant, on a fait le bilan de ces dernières années mouvementées, et on a discuté de son virage musical, largement assumé.

Pourquoi avoir choisi de te lancer en solo pour ce nouveau projet ?
L’idée c’était de faire un album avec Deportivo, mais je ne sais pas pour quelle raison on n’a jamais réussi à se voir les deux dernières années. A la base je n’avais pas l’intention de faire un truc tout seul, mais je continuais toujours à écrire des chansons de mon côté à la fin de la tournée de Domino. J’ai fait écouter à un ou deux potes et puis à Olivier Caillart, le boss de Panenka (label de Navarre) et il m’a incité à faire mon truc. Du coup, j’ai essayé de faire en sorte que ce soit différent de Deportivo.

Tu n’as pas eu envie de collaborer avec d’autres musiciens ?
Bah non… Tu sais quand tu as parcouru un long moment comme ça avec un groupe, si tu fais quelque chose de différent, c’est mieux de le faire tout seul au moins une fois, pour respirer un peu. Parce que la vie de trois mecs comme ça c’est parfois un peu le bordel. Tout le monde a son petit ego : « moi je trouve que c’est mieux comme ça, nan moi je pense que c’est plutôt comme ça… »

Du coup c’est difficile de d’aller à fond dans une direction ?
Tu peux partir dans un truc radical, mais ça va être de longues discussions. Là, j’avais de longues discussions avec moi-même. Et c’est plus facile. Mais j’adore jouer avec mes potes, j’espère qu’un jour on pourra refaire Deportivo. Il suffit juste qu’eux me disent « on y va ! ».

Pour toi c’est un prolongement, une suite de Deportivo ou bien un projet différent qui satisfait d’autres facettes de ta personnalité ?
C’est nécessairement un prolongement. Ce n’est pas loin de ce que pourrait être Deportivo, sauf qu’évidemment il manque l’âme de mes deux copains, la manière dont ils jouent et tout ça.

Mais tu n’as pas voulu recommencer à zéro, montrer une autre facette de toi ?
Si, l’idée c’était quand même de faire les choses différemment. Je fais tout à l’instinct, donc ça s’est fait assez naturellement, sans intellectualiser. Du coup la direction s’est imposée avec les éléments que j’avais sous la main pour composer : les claviers, les boîtes à rythme, mon téléphone portable que j’utilisais pour trouver la base des chansons. Bizarrement, les chansons que j’ai trouvé avec mon téléphone sont les plus rock de l’album, les moins électro. Avec ces éléments-là j’ai trouvé un petit jardin un peu ludique dans lequel je peux m’amuser. J’essaie toujours de trouver quelque chose qui me permette de m’amuser en composant, sinon je me fais chier. Faire différemment, c’est fuir l’ennui. Parce que c’est facile d’entrer dans une sorte de routine. C’est bien de se laisser un peu porter par ce que tu as appris sur un album précédent, mais c’est bien aussi de temps à autre de se faire un peu violence et d’insister dans quelque chose de différent. Si tu vois un aspect à creuser pour que ça t’amène dans d’autres directions, il ne faut pas hésiter.

C’est une musique qui est quand même très différente de celle de Deportivo… c’est dans la continuité de Deportivo dans le sens ou ça ressemble beaucoup car il y a ta patte et surtout ta voix et cette atmosphère que tu dégages mais au niveau de la composition, de la musique, c’est très différent.
Tu trouves ? Moi j’ai tellement nagé dedans que ça ne me parait plus aussi bizarre. Mais je comprends, il y a des éléments différents. Il n’y a que des boites à rythmes. J’ai essayé de faire des choses un peu différentes, quitte à ce que ça déplaise. Ce n’est pas un problème.

Tu n’étais pas angoissé par l’accueil que ça pouvait avoir ?
Non, je m’en fiche complètement. J’ai envie que mes amis aiment bien, ça me rassure toujours. Mais au fond je m’en fiche. Je suis très content de ce que j’ai fait, j’ai bien travaillé. Après, si les gens n’aiment pas, j’espère au moins que ça inspirera une ou deux personnes. J’espère qu’il y en a qui vont se dire « tiens ! on peut piocher dans une ou deux idées à lui ». Je n’ai aucune intention de succès de masse, de toute manière avec les sons choisis et tout ce n’est pas bien engagé. Ce n’est pas grand public.

Mais Deportivo c’était pas grand public non plus…
Non, mais faut pas s’attendre à ce que les gens trouvent ça super. Le temps que les gens s’habituent, ça va être long. Les premières réactions risquent d’être un peu négatives. J’espère juste qu’ils se diront « on a écouté leur musique sur quatre albums, laissons-lui une chance et écoutons une deuxième ou une troisième fois l’album pour voir ce que ça donne. » Il y a des albums que j’ai trouvé à chier au début, je me suis dit « on l’a perdu ! », qui ont nécessité plusieurs écoutes et que j’ai adoré finalement. J’aime le changement, ça se ressent dans ma musique, je n’aime pas rester immobile. J’aime bien voyager, rencontrer de nouvelles personnes, faire de nouvelles choses, m’émerveiller. C’est rigolo de temps en temps de refaire une chanson un peu vénère, ça soulage, mais je ne peux pas faire ça tout le temps sinon je m’ennuie vraiment. J’avais envie de m’étonner. C’est bien quand tu finis une chanson et que tu te dis : « putain, je ne pensais jamais être capable de faire un truc si bizarre ou avec ces harmonies là ou avec des instruments comme ça ». Ça te rend la vie meilleure.

« Je voulais faire un truc à la Dalida. C’est mon humour en vérité, je pense que je suis gentiment grotesque. »

Tu as réalisé cet album depuis Barcelone. Qu’est-ce que ça a apporté à l’album ?
C’était assez paradoxal. A Barcelone, le ciel est bleu, il y a des palmiers, la plage, et en même temps, ici, il y avait les attentats, et les mecs du Bataclan qui tiraient sur la jeunesse parisienne. C’était étrange d’être au soleil et de ressentir tout le drame qui se passait ici. Et puis, plus personnellement, j’ai perdu des gens que j’aimais. Je pense que c’est de ça que parle l’album : de fin d’époque, de funérailles, de palmiers, de tous ces trucs qui ne devraient pas aller ensemble. C’est curieux de vivre des funérailles sous un soleil de plomb… Tu t’imagines toujours un bon crachin et un ciel gris. La pochette de l’album évoque aussi cette idée. J’ai toujours aimé les vanités, plus particulièrement celles de Richter et de Caravage. J’ai voulu réactualiser un peu le concept. Il y a cette idée de toujours avoir la mort en perspective, d’avoir conscience que l’on est éphémère pour profiter de la vie, ne pas négliger ses envies et éviter de nous encombrer de mauvais sentiments. C’est la raison pour laquelle je suis parti à Barcelone : j’en avais envie alors je l‘ai fait.

On ressent un grand virage dans cet album, tu sembles avoir remplacé les gros riffs de guitare par des douces nappes de synthé…
Je pense que le rock, ce n’est pas nécessairement des grosses guitares, c’est une attitude plus qu’un son. Je trouve que La Femme c’est super par exemple, et je trouve que c’est tout aussi rock. Miossec, son premier album est très rock, et pourtant il n’y a que des guitares acoustiques. Je n’ai pas envie de m’enfermer dans ça, je trouve que le rock, c’est plus large que ce que j’entends autour de moi. Ce qui serait une grande satisfaction pour moi, ce serait que les gens, en écoutant mon album, commencent ensuite à s’intéresser à des types de musique qu’ils ne pensaient pas aimer. J’espère pouvoir être une sorte de trait d’union.

Tu disais tout à l’heure que tu avais composé certains morceaux avec ton téléphone. Comment s’est passé la composition de cet album par rapport aux précédents ?
Pour Domino, je demandais à Julien de faire des batteries et je trouvais des idées. Je ne voulais pas avoir le contrôle. Là, j’ai commencé par des boîtes à rythmes que je trouvais avec des applis sur mon téléphone. Je faisais ça un peu partout en mettant mes écouteurs, c’était ludique. J’ajoutais aussi des claviers de temps en temps. Ensuite je rentrais chez moi et je modifiais certains trucs, mais la base du rythme et des harmonies était là. C’est un peu de bric et de broc, avec des bouts de ficelle. J’ai des potes qui font de l’électro et qui trouvent que c’est assez brut, et d’autres qui font du rock qui trouvent que c’est très produit ! Ensuite, quand c’était vraiment mal joué, j’appelais des potes pour rejouer des parties. Certains de mes morceaux ont été réarrangés par Dodi El Sherbini et Ricky Hollywood. Je ne voulais pas voir ce qui allait se passer. J’adore tout contrôler, je suis un peu pénible donc de temps en temps il faut que je me fasse un peu violence et que je laisse ma musique à d’autres. Ça donne un peu de fraîcheur. J’adore ce moment d’inquiétude quand je reçois le morceau et que j’appuie sur play.

Dans A L’Avance, sur l’album Parmi Eux (2004) tu te demandais déjà « Comment fait-on? » Qu’est-ce qui a changé chez toi depuis ?
Sur Parmi Eux, il s’agissait d’anticiper tout en permanence et de s’inquiéter de ce qui allait se passer ou non. Cette fois, il s’agit surtout des conséquences du fait de négliger la culture au profit du divertissement. C’est plus chouette d’être inspiré par la culture que de simplement passer le temps. J’ai voulu parler du vide qu’implique le divertissement, et de l’envie, de la jalousie. Un peu comme ces gens qui postent des photos de leurs doigts de pieds sur la plage sur Facebook, et qui te renvoient à tes propres vacances pouraves. Cette satisfaction égoïste de savoir que les autres en chient pendant que toi t’es content. Il y a un vide intersidéral là-dedans. Ce qui m’intéressait, c’était aussi le lien avec la publicité, qui reste la meilleure manière de propager la jalousie chez les gens.

Ironiquement Comment fait-on ? est un morceau hyper rythmique et festif. Pourtant il soulève un sentiment un peu mélancolique…
Sur Comment fait-on ? et Eurotrash Summer, je voulais faire un truc à la Dalida, un peu dansant, vulgaire et naïf, avec une forme de profondeur. L’eurotrash, c’est la musique de Dalida et de Claude François, c’est les Anglais qui arrivent tout blancs sur la plage en train de boire des bières, c’est quand ça part en couille. J’ai voulu que ça sonne un peu comme des chansons de camping. Je n’avais pas envie de faire quelque chose de sérieux. L’album est assez noir, donc de temps en temps, il fallait lui donner un côté grotesque. Dans la vie je fuis la noirceur. Quand elle ressort chez moi, j’essaie de la freiner. C’est mon humour en vérité, je pense que je suis gentiment grotesque.

C’est un album plutôt sombre et cynique, et pourtant tu te trouvais à Barcelone, qui est la ville de la fête par excellence. C’est ça aussi jongler entre le vide et l’envie ?
C’est une ville de fête, mais j’étais dans un quartier de petits vieux. Je suis sorti bien sûr, mais je partais de Paris pour fuir la fête. Ici, je connais beaucoup de monde et je suis sollicité, je me dis qu’il faut que je voie untel et untel. J’avais besoin d’aller à un endroit où je ne connaissais personne. Je voulais du soleil, de la lumière et voir l‘horizon. Quand tu te sens bloqué dans la vie ou tes compos, faire un tour en bord de mer et voir l’horizon t’aère l’esprit et te donne de nouvelles perspectives.

J’ai décelé des reprises sur l’album : une de Mon Nom de Rodrigo Amarante que tu as choisi de la faire en instrumentale, et une de Ma Colère de Francoiz Breut. Pourquoi ces choix ?
Rodrigo Amarante chantait ça hyper bien, c’est une très belle chanson qu’il chantait avec un accent brésilien superbe qui correspondait parfaitement à la chanson. Ce morceau m’a accompagné dans des moments assez sombres, il m’a semblé que c’était plus une musique de film qui m’accompagnait. Il évoquait totalement ce que je ressentais et je ne pouvais pas le chanter aussi bien que lui. En ce qui concerne Ma colère de Françoiz Breut, elle me convenait parfaitement car elle décrivait bien la société et son manque de colère. J’ai trouvé que c’était une belle chanson, et j’ai voulu la faire à ma manière. Sur Banlieue Vortex Club aussi, j’ai volé des paroles à Miossec, à Nirvana, et à d’autres encore. J’ai fait un remix des paroles que j’aimais écouter quand j’étais plus jeune et que j’habitais en banlieue, à Bois d’Arcy.

A quoi ressemblera le live de Navarre? Il y aura d’autres musiciens, tu ne seras pas tout seul ?
Non, je pense que si je suis seul sur scène a avec une chorégraphie à la Christine and the Queens ça va craindre à mort ! Il est possible que je joue des chansons de Deportivo, car mon album dure 33 minutes, donc je vais peut-être avoir besoin de piocher autre part… Il y aura des drag-queens, un peu comme chez Michou, tout le monde en bleu, en mode grotesque ! (il se marre). Je vais commencer à travailler dessus dans les prochains jours. J’ai envie d’un truc différent de Deportivo. Si je devais refaire un truc un peu rock, comme mes deux potes son super cool sur scène, ce serait difficile de trouver des mecs aussi cool.

La Playlist de Navarre

Nusky & Vaati – Aux Souvenirs Oubliés
Miles Davis – Ascenseur pour l’Echafaud
La Femme – Elle ne t’aime pas
Karen O – Rapt
Kate Tempest – Europe Is Lost

Propos recueillis par Aurélie Tournois // Photographe: Jacques de Rougé