Concrete Knives: le cœur au ventre

 Concrete Knives: le cœur au ventre

Cinq ans après avoir rencontré Concrete Knives pour la toute première fois, on a retrouvé sa chanteuse Morgane Colas et son bassiste Augustin Hauville en backstage du festival Beauregard. Ils nous ont parlé de leur crise identitaire post-tournée ainsi que de la renaissance de leur fougue avec Our Hearts, leur second bébé.

La dernière fois que je vous ai rencontrés à l’occasion de la sortie de votre précédent disque, vous m’aviez dit avoir signé avec Bella Union pour trois disques. Finalement, vous venez de sortir votre deuxième album chez Vietnam. Que s’est-il passé entre temps?

Augustin : En fait, on a juste décidé de se rapprocher physiquement de notre label. Bella Union est basé en Angleterre, du coup ce n’était pas forcément très simple pour nous de travailler avec eux de si loin. Ils sont très peu dans l’équipe de ce label et sortent beaucoup d’album. Ils étaient donc très occupés, et il aurait fallu qu’on habite à Londres pour que ce soit moins compliqué de les choper. Mais on est restés en très bon termes, il n’y a pas eu de clash. On a pris la décision de travailler avec des gens de Vietnam qu’on connaissait depuis longtemps, avec qui on avait déjà travaillé sur des clips de leur boîte de production (Sofilm) et avec lesquels on a une relation vraiment humaine.

Quelle a été la conséquence pour vous de ce changement: est-ce que ça a été libérateur dans votre façon de composer ?

Augustin : Je pense que ça n’a pas eu beaucoup d’incidence sur l’écriture de l’album. On a vraiment fait l’album qu’on avait envie de faire, on n’a jamais pris une direction créative ou une autre en intégrant le label dans la manière de penser. En fait, on est producteurs de notre disque, on est en licence, c’est-à-dire que le label n’a jamais eu vraiment trop de droit de regard sur ce qu’on faisait. On arrive avec le produit fini et si ça leur plaît, on sort. On a toujours travaillé comme ça, que ce soit avec Bella Union ou sur Vietnam. L’album était d’ailleurs déjà fini quand on a décidé de travailler avec eux.

Vous avez mis cinq ans avant de revenir sur le devant de la scène. Je sais que vous avez beaucoup travaillé chacun sur vos side projects (Elecampane, Faroe, Samba de la Muerte), mais est-ce que vous ne ressentiez pas également le besoin de prendre un peu de recul après l’effervescence de la tournée ?

Morgane : Oui… la tournée a quelque chose d’aliénant. Ça te déracine complètement : tu es loin de chez toi, de tes proches. Or ton identité, tu la construis aussi à travers le regard des gens qui t’aiment. A la fin, on commençait à perdre pied. Même en tant que groupe, on était un peu perdus : on ne savait plus trop quelle était l’identité de Concrete Knives, ce qui composait notre ADN. De ce fait, les choses qu’on a commencé à produire à la sortie de la tournée étaient trop abruptes, car les expériences qu’on avait envie de raconter étaient trop douloureuses, un peu traumatiques. On n’arrivait pas encore à mettre des mots, des sons là-dessus. Ça nous a pris un peu de temps, ce qui a permis à chacun d’entre nous de retrouver un peu d’épanouissement et un peu de force. A partir de là, on a pu raconter ces mêmes histoires avec plus de distance et avec la joie, la fougue et la fureur qui caractérisent notre musique : une énergie assez positive qu’on avait perdue.

Quand on vous voit sur scène, on ressent cet esprit collectif, on a le sentiment que vous êtes un peu interchangeables et que chacun apporte sa pierre à l’édifice. Est-ce que c’est aussi le cas dans l’écriture et la composition ? Comment fonctionnez-vous?

Morgane : Non, c’est Nico, qui est le membre fondateur du groupe, qui arrive avec un squelette de morceau plus ou moins abouti et ensuite chacun va mettre sa couleur pour que ça ressemble à du Concrete Knives. Il va y avoir des apports mélodiques sur la basse, sur le clavier, qui peuvent parfois totalement changer le morceau, mais l’âme du morceau, l’embryon, c’est Nico. Il nous livre sa proposition et sa vision de nos histoires et ensuite c’est à nous de voir si on se reconnaît là-dedans et de nous approprier le truc. En ce qui concerne l’écriture des textes, on travaille beaucoup en binôme Nico et moi et on interroge aussi les autres membres du groupe.

La racine musicale de Concrete Knives, elle vient de là, elle vient du blues !

Est-ce que cet album a un thème particulier qui vous tenait à cœur, est-ce que c’est une suite du précédent?

Morgane : Oui. D’abord, il faut remonter vraiment à l’origine du groupe, elle vient de là elle vient du blues (rires). Non vraiment, la racine musicale de Concrete Knives, c’est le blues. Et dans le blues, il y a cette idée de question-réponse et de dualité. On exprime un rapport de force, parfois intrinsèque en soi, interne entre telle et telle énergie ou intention, ou plus global, entre nous et le monde de la musique par exemple. Sur le premier EP You Can’t Blame The Youth, il s’agissait d’un rapport de force de l’adolescent avec l’autorité : « je fais des conneries et je vous emmerde » ; le premier album Be Your Own King c’était plutôt : « bon bah ok, maintenant c’est bon on s’est battus pour notre indépendance et c’est à nous de prendre le truc en main, c’est nous les vainqueurs de ce rapport de force ». Aujourd’hui, Our Hearts c’est un peu : « ce n’est pas si simple que ça, ce n’est pas tout noir ou tout blanc, parfois il y a aussi des émotions qui prennent le dessus et on peut perdre le contrôle ». On est dans un rapport de force qui est beaucoup plus ambigu. C’est le principe même de la vie finalement: tu prends conscience de certaines choses, tu fais des allers-retours, tu régresses même parfois.

Est-ce qu’il y a une symbolique derrière la pochette de l’album ? Qu’est-ce qu’elle représente ?

Morgane : C’est nous du point de vue du territoire. Si tu regardes le logo vu d’au-dessus, c’est un cœur. Et si tu regardes à l’intérieur, il y a plein de petits territoires en forme de cœur qui sont associés les uns aux autres pour former ce grand cœur. Cela représente un peu cette idée de la place de chacun dans un groupe, le fait que chacun dispose de son petit pays tout en étant ensemble.

Augustin : On veut mettre nos émotions ensemble et chacun a décidé de mettre son propre petit cœur dans un grand cœur commun.

Morgane : Cette histoire de territoire a toujours été récurrente dans Concrete Knives. Je me souviens que lorsqu’on cherchait une illustration pour le livret du premier album, Nicolas, qui a fait des études de géographie, avait déjà dessiné une carte. Nous, on a toujours voulu voyager, aller dans d’autres pays pour avoir un regard sur le monde en tant que territoire.

Morgane, tu sembles avoir pris beaucoup de confiance et d’assurance sur scène. Est-ce que tu le ressens et est-ce que c’est quelque chose que tu as travaillé depuis la dernière tournée ?

Morgane : Oui je le ressens. Je n’ai pas travaillé dessus techniquement, mais psychologiquement oui. Je me suis débarrassée de plein de choses qui t’embarrassent quand tu es plus jeune. Mon apparence était quelque chose de très important, je me prenais beaucoup la tête là-dessus. On est dans un monde où l’image a pris énormément de place dans la musique. J’ai fait des études d’art et j’ai un rapport très compliqué à l’image. Aujourd’hui, je suis devenue maman et je m’en fous beaucoup plus, j’ai juste envie de kiffer et de partager ma musique avec les gens, qu’ils kiffent avec moi. Je me soucie moins de mon apparence et je suis davantage avec mes camarades de jeu dans un échange qui parle plus de musique et moins d’image.

Augustin : Aussi, quand on est sur scène, c’est important de se sentir à l’aise dans nos corps et ensemble. C’est un truc qui au fur et à mesure de l’évolution de Concrete Knives devient de plus en plus évident entre nous. Si au début c’était compliqué, chacun a aujourd’hui sa propre manière de s’exprimer corporellement. Plus ça va, plus chacun trouve son espace de jeu à lui tout en apportant le plus de cohérence possible.

La dernière fois que j’ai vu Concrete Knives en concert à la Maroquinerie, Nicolas avait déjà, comme aujourd’hui, la jambe dans le plâtre. Comment c’est arrivé, et comment avez-vous dû réadapter le set ?

Augustin : Le concert à la Maroquinerie était le premier qu’il faisait dans ces conditions-là. Il s’est fait mal en jouant au foot avec des amis le dimanche. Il s’est fait tacler et s’est fait une double fracture de la malléole. Ça a été douloureux pour lui. D’un point de vue logistique, le set n’a pas été modifié mais il a fallu organiser les déplacements. On a eu un régisseur en plus qui s’occupait de lui parce qu’il n’était pas autonome. On l’aide beaucoup et le van vient le chercher devant chez lui maintenant, plutôt que de lui donner un point de rendez-vous.

Morgane : Après, il y a des choses sur ses parties de guitares qui ont dû être jouées différemment. Il a aussi moins d’aisance pour chanter du fait qu’il est assis et un peu comprimé. Ce n’est pas facile à vivre mais c’est temporaire.

Augustin : Tu peux vite être enfermé quand tu es assis, moi je ne m’imagine même pas ! Mais il a la même manière d’interpréter les morceaux et de les vivre, ça n’a pas changé, je trouve qu’il a réussi à transmettre autant d’émotion assis que debout. Il se fait enlever son plâtre demain, les prochains concerts se feront donc debout !

La playlist de Concrete Knives:

Jorge Ben – Força Bruta
Philippe Katerine – Moment Parfait
Courtney Barnett – Need a Little Time
Father John Misty – Total Entertainment Forever
Talking Heads – Naïve Song

Propos recueillis par Aurélie Tournois // Photographe: Jacques de Rougé